Clemenceau, Georges
Depuis le début de sa carrière politique, la laïcité campe au premier rang des articles du programme de Georges Clemenceau.
Sitôt désigné maire de Montmartre à l’automne 1870, à l’âge de vingt-neuf ans, il signe une circulaire dans laquelle il rappelle aux instituteurs de sa commune qu’ils n’ont « aucun ordre à recevoir du Curé » de leur paroisse et qu’il ne tolérera pas que les maîtres consacrent « le temps des classes à l’enseignement des dogmes d’une religion quelconque ». Seule une institutrice lui répond favorablement : Louise Michel.
Cette circulaire préfigure une de ses principales revendications : la séparation des Églises et de l’État. L’anticléricalisme de Clemenceau n’est rien d’autre que la volonté de mettre en œuvre les deux fondements de la République : souveraineté de l’individu et souveraineté nationale (selon l’art. 3 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la Nation. Nul corps, nul individu ne peut exercer d’autorité qui n’en émane expressément. »).
Dans les années 1880, il reproche avec acerbité aux gambettistes, devenus pragmatiques, « opportunistes », l’abandon de la vieille revendication de la séparation. Il la reprend à son compte en même temps qu’il devient le chef de file des « intransigeants », des radicaux-socialistes. Il presse avec force et constance tous les gouvernements non seulement d’abolir le concordat napoléonien, mais de séparer l’école et les églises, regrettant les accommodements consentis par Jules Ferry et ses successeurs dans la construction de l’école publique obligatoire, gratuite et laïque.
Pendant l’affaire Dreyfus, sa défense acharnée du principe selon lequel le pouvoir civil prévaut sur le pouvoir militaire participe de la défense de la laïcité : la caste militaire n’est pas au-dessus des lois. Les quelque 4 000 pages d’articles qu’il écrit sur l’Affaire sont un puissant plaidoyer en faveur du règne du droit commun qui est une autre définition de la laïcité.
Il soutient la politique d’éradication des congrégations menée par le « petit père » Combes à partir de 1902 dans la mesure où l’Église constitue à ses yeux « une corporation internationale ayant pour chef un souverain étranger ». Déjà en février 1901 il écrivait : « L’Église nous combat pour nous asservir, notre victoire sera de lui faire sa place dans la liberté. Plus de privilèges d’État, restes de l’ancienne domination cléricale condamnée. Plus de congrégations, c’est-à-dire de sociétés d’asservissement mutuel. Il n’y a pas de liberté de l’esclavage. Il y a l’esclavage ou la liberté. » Aussi se montre-t-il un farouche adversaire de l’enseignement congréganiste : qui abdique sa liberté pour se soumettre à une puissance étrangère ne saurait former des citoyens français libres donc responsables. Et, adversaire résolu de tout dogmatisme officiel, il est, avec Ferdinand Buisson, de ces radicaux favorables à la liberté de l’enseignement, contrairement aux socialistes, tenants du monopole scolaire : une fois éliminée l’emprise doctrinale des églises sur l’enseignement, il est hors de question de la remplacer par un dogmatisme d’État : « Maintenant que vous êtes les détenteurs de la force gouvernementale, est-ce que vous allez prendre peur de la liberté ? Cela ne sera pas, et si cela devait être, je ne serai pas avec vous. »
Le sénateur Clemenceau prend une part active à la discussion de la loi de séparation et multiplie les articles de presse pour reprendre une position déjà nettement exprimée lors de son fameux discours pour la liberté de 1903 : « Cette séparation de l’Église et de l’État […], j’entends qu’elle ait lieu dans les conditions de libéralisme telles que personne, qu’aucun des Français qui voudront aller à la messe ne puisse se trouver dans l’impossibilité de le faire. » Aussi l’anticléricalisme radical de Clemenceau n’a-t-il rien d’antireligieux.
Reste que, contre les « socialo-papalins » comme Jaurès, il n’entend rien céder à l’Église catholique qui refuse la Séparation avec la dernière énergie. L’article 4 tel qu’il est rédigé met les futures associations cultuelles dans les mains de l’évêque. Comme Ferdinand Buisson, Clemenceau s’y refuse : « Il est donc entendu que si nous voulons faire une loi qui ne soit pas en contradiction avec les règles générales de l’Église romaine, où le pouvoir vient de haut en bas, il faut que nous fassions une loi qui soit nécessairement en contradiction avec les règles générales de la démocratie française où le pouvoir vient de bas en haut (marques d’approbation sur plusieurs bancs à gauche), et comme les deux principes s’opposent, vous voyez les conséquences du choix. » Buisson et lui échoueront et c’est la version « socialo-papaline » qui l’emportera, ce qui n’empêchera pas les deux radicaux-socialistes de voter l’ensemble du texte qui sera promulgué le 9 décembre 1905.
En sa qualité de ministre de l’Intérieur, entre 1906 et 1909, il devra faire appliquer la loi. Face à la violence des fidèles, il se fait pragmatique et décide qu’il ne sera plus procédé aux inventaires s’ils exigent l’usage de la force. Il n’en demeure pas moins d’une fermeté sans faille quand il s’agit d’expulser le secrétaire du nonce, chargé par le Vatican de « faire en sorte que les manifestations [contre la loi de séparation] se multiplient ».
Le 17 novembre 1918, au nom de la séparation des Églises et de l’État, redevenu président du Conseil en novembre 1917 pour mener la France à la victoire, il refuse de participer au Te Deum d’action de grâces célébré à Notre-Dame de Paris. Il enjoint au Président de la République et au président de la Chambre, qui souhaitent s’y rendre, de n’en rien faire, rappelant en particulier au chef de l’État qu’il est le président de tous les Français et que tous ceux qui se sont battus n’appartiennent pas à la religion catholique. Poincaré et Deschanel enverront donc chacun son épouse.
Son refus de rétablir les relations avec le Vatican, rompues depuis 1904, et la perspective d’obsèques civiles s’il venait à mourir pendant son septennat, agitée par Aristide Briand auprès des députés conservateurs dans le but de les dissuader de voter pour « le Tigre », entrent pour une bonne part dans le refus des parlementaires d’agréer sa candidature à la candidature à la présidence de la République en 1920.
Peu avant de quitter définitivement la vie politique, il exige, dans son discours du 4 novembre 1919, que les lois de laïcisation soient « intégralement maintenues ». En effet, selon ce propugnateur infatigable de la laïcité, « sans la liberté de conscience, la République ne serait qu’un mensonge ».
Samuël Tomei
Jean-Baptiste Duroselle, Clemenceau, Paris, Fayard, 1988.
Samuël Tomei, Clemenceau le combattant, La Documentation française, Paris, 2008.