Descartes, René (1596-1650)
Descartes, René (1596-1650)
Le rationalisme classique a fourni à l’émancipation laïque un outil décisif : l’affirmation de la liberté de penser comme apanage de l’humanité. En cela il a délivré le même message que la philosophie antique, mais en l’amplifiant jusqu’à une théorie de la souveraineté de la pensée assumée comme raison en acte, et manifestation radicale de l’autonomie de la personne. Dans le sillage de Socrate, l’avènement du sujet qui pense était déjà présent notamment chez Platon, Aristote, les épicuriens et les stoïciens. Après les découvertes de la Renaissance, il s’épanouit chez Descartes, qui récuse le principe d’autorité au profit du principe de raison. Désormais, un tel principe de raison veut que l’on réserve son assentiment à un jugement argumenté, présenté à une raison libre de l’adopter ou non après examen.
D’où le fameux : « Je pense donc je suis » (Cogito ergo sum) : je ne peux douter que j’existe dans le moment même où je pense, ni qu’il soit de la nature de l’homme de penser. Je me saisis donc comme chose pensante, et même si j’appréhende ainsi la variété de mon activité intérieure (sentir, juger, désirer, croire, espérer, douter, etc.), je me sais toujours présent à moi-même et auteur indubitable de mes pensées. La liberté de conscience et celle de penser sont bien des évidences qui nous apprennent l’essentiel concernant la nature de l’homme. Dès lors, toute atteinte à ces libertés est une mise en cause de l’humanité. La liberté est de l’ordre de l’être, non de l’avoir. Le doute lui-même, comme suspension de l’ascendant ordinaire des représentations ou des opinions, est déjà une victoire sur la forme non distanciée que représente la croyance immédiate. Cette victoire, il s’agit de la réitérer, de la transformer en liberté durable de la conscience qui juge. D’où la méthode, le chemin par où passer (en grec, methodos) pour s’assurer l’accès au vrai, et pas seulement se prémunir du faux. L’extrait qui suit est célèbre : c’est le viatique de la liberté de conscience contre la crédulité aliénante.
« […] ainsi, au lieu de ce grand nombre de préceptes dont la logique est composée, je crus que j’aurais assez des quatre suivants, pourvu que je prisse une ferme et constante résolution de ne manquer pas une seule fois à les observer.
Le premier était de ne recevoir jamais aucune chose pour vraie que je ne la connusse évidemment être telle ; c’est-à-dire d’éviter soigneusement la précipitation et la prévention, et de ne comprendre rien de plus en mes jugements que ce qui se présenterait si clairement et si distinctement à mon esprit que je n’eusse aucune occasion de le mettre en doute.
Le second, de diviser chacune des difficultés que j’examinerais, en autant de parcelles qu’il se pourrait et qu’il serait requis pour les mieux résoudre.
Le troisième, de conduire par ordre mes pensées, en commençant par les objets les plus simples et les plus aisés à connaître, pour monter peu à peu, comme par degrés, jusqu’à la connaissance des plus composés ; et supposant même de l’ordre entre ceux qui ne se précèdent point naturellement les uns les autres.
Et le dernier, de faire partout des dénombrements si entiers et des revues si générales que je fusse assuré de ne rien omettre. »
René Descartes, Discours de la méthode,
Deuxième partie, 1637.
Du cogito aux préceptes de la méthode qui vont régler l’exercice du jugement, la conséquence est bonne. Et de cette raison en acte à la réévaluation de ce qui importe à un être libre, à savoir l’usage qu’il fait de sa liberté, s’accomplit une sorte d’émancipation éthique autant qu’intellectuelle. L’estime de soi n’a pas à se proportionner à l’importance des biens tenus des circonstances ni aux pouvoirs plus ou moins légitimes que l’on détient, car ils ne dépendent pas de nous. Elle repose sur la conscience de la liberté comme sur la résolution d’en user aussi lucidement que possible. C’est ce que Descartes appelle la générosité. Ce sentiment-volonté est expérience vive d’humanité : il conduit à créditer tout homme de cette liberté et à l’élever par principe au-dessus des appartenances ou des particularismes auxquels il s’attache. L’estime de soi débouche sur l’estime de tout homme, par principe. Elle exclut toute volonté de domination d’autrui.
Il n’a pas échappé à Descartes, témoin de guerres civiles cruelles, notamment en Hollande, que le fanatisme religieux y a joué un rôle important. D’où une critique très forte de l’autosatisfaction des religieux qui croient faire bien en usant de violence et en imposant des normes plus ou moins arbitraires à la population. L’article 190 du traité intitulé Les Passions de l’âme est assez explicite sur ce sujet… On y remarque la dénonciation par Descartes de ceux qui se disent dévots et ne sont que « bigots et superstitieux ». Ils prétendent donner sans cesse la leçon voire soumettre les autres au nom de leur religion. La condamnation du cléricalisme religieux est ici radicale :
« […] ceux qui, croyant être dévots, sont seulement bigots et superstitieux ; c’est-à-dire qui, sous ombre qu’ils vont souvent à l’église, qu’ils récitent force prières, qu’ils portent les cheveux courts, qu’ils jeûnent, qu’ils donnent l’aumône, pensent être entièrement parfaits, et s’imaginent qu’ils sont si grands amis de Dieu qu’ils ne sauraient rien faire qui lui déplaise, et que tout ce que leur dicte leur passion est un bon zèle, bien qu’elle leur dicte quelquefois les plus grands crimes qui puissent être commis par des hommes, comme de trahir des villes, de tuer des princes, d’exterminer des peuples entiers pour cela seul qu’ils ne suivent pas leurs opinions. »
René Descartes, Les Passions de l’âme,
article 190, « De la satisfaction de soi-même », 1649.