Hugo, Victor (1802-1885)
Hugo, Victor (1802-1885)
Qu’un des plus grands écrivains français conçoive si bien l’idéal laïque et en donne la formule clef « L’Eglise chez elle, et l’Etat chez lui » m’a toujours paru réjouissant. Le lecteur comprendra qu’il soit évoqué ici de façon approfondie.
Victor Hugo naît le 26 février 1802 à Besançon et meurt le 22 mai 1885 à Paris. Une longue vie, donc, qui épouse le siècle et voit la pensée politique du poète-romancier se radicaliser à mesure que les années passent. Jeune monarchiste influencé par sa mère, il commence par célébrer l’alliance du trône et de l’autel. Il écrit même une ode pour le sacre de Charles X. Mais la censure royale s’attaque à son théâtre, et, en 1829, interdit sa pièce Marion de Lorme. Hugo prend ses distances avec la monarchie. Par ailleurs, l’amitié avec l’abbé Lamennais, catholique social et libéral, le conduit à dissocier la croyance religieuse de la domination cléricale de l’Eglise. Notre-Dame de Paris, roman publié en janvier 1831, évoque la fatalité qui pèse sur les hommes (ananké), et non la providence divine. Hugo y oppose la lumière et l’ombre, l’esprit de liberté et l’obscurantisme lié à la croyance superstitieuse. Il dépeint des ecclésiastiques qui se méfient du savoir diffusé à tous au lieu d’être réservé aux clercs. La belle Esmeralda, jeune bohémienne, lumineuse et pure, doit affronter les tribunaux ecclésiastiques. L’Eglise, comme monument et comme institution, s’oppose au livre devenu commun à tous grâce à l’imprimerie. Et Hugo de prédire : « Ceci tuera cela […] “La presse tuera l’Eglise.” » La fameuse prophétie culturelle ne prédit nullement la mort de la religion, mais la disparition du principe d’autorité cléricale. Le livre va répandre les Lumières. Une formule choc y dégage la portée émancipatrice d’une telle mutation : « Toute civilisation commence par la théocratie et finit par la démocratie. »
En 1848, Victor Hugo s’affiche au côté des républicains. Il va défendre avec vigueur l’émancipation laïque tant de l’Etat que de l’école. L’occasion de prononcer un véritable manifeste de la laïcité lui est donnée par un projet de loi rédigé par Falloux, qui sous le nom fallacieux de « liberté de l’enseignement » organise le contrôle du clergé sur l’enseignement. Le retour en force des Jésuites fait peser sur l’enseignement la menace d’une emprise cléricale générale. Le discours mémorable du 15 janvier 1850 prononcé par Victor Hugo scelle son orientation républicaine. Le combat pour la laïcité de l’école devient le cœur du combat pour une émancipation laïque de toutes les institutions publiques. Il vise également les manœuvres d’hommes politiques comme Thiers, qui entendent confier l’école à l’Eglise afin qu’elle contribue au maintien de l’ordre établi. La révolte populaire de juin 1848 a fait peur aux possédants. Le cynisme de Thiers est sans pareil. Il écrit en 1849 : « Moi, qui à une autre époque ne voulais pas immoler l’université au clergé, et qui certes n’y serais pas encore disposé aujourd’hui, je suis prêt à donner au clergé tout l’enseignement primaire. » Et dans son livre De la propriété, publié en année 1848, il voit dans la religion la seule parade efficace à la remise en cause de l’ordre social. « Cette puissante religion qu’on appelle le christianisme exerce sur le monde une domination continue, et elle le doit à un avantage que seule elle possède entre les religions. Cet avantage, savez-vous quel il est ? C’est d’avoir donné un sens à la douleur. » Mais qui souffre en ce monde, sinon les déshérités, les misérables qui vont devenir le héros collectif du grand roman de Victor Hugo ? L’école doit donc être confiée à l’Eglise pour que soit enseignée la résignation à la douleur et au monde comme il va.
Donc, le 15 janvier 1850, Victor Hugo monte à la tribune, et son discours va constituer un véritable manifeste pour la pensée laïque. Tout y est : la distinction de la religion et du cléricalisme, le rappel des persécutions auxquelles la laïcité permet d’échapper, le livre noir du christianisme institutionnel, le refus de toute mise en tutelle de la science ou de l’art, la dénonciation des obscurantismes religieux, le principe de séparation des l’Eglises et de l’Etat, l’affirmation de la vocation émancipatrice de l’école publique et laïque. La question de l’enseignement est évidemment décisive. Victor Hugo se livre à une charge contre le « parti clérical » tout en rappelant que le véritable « enseignement religieux » doit tenir dans la seule vertu de l’exemple de désintéressement et de bonté en acte. La contrainte multiforme exercée par ce « parti clérical » est alors vivement dénoncée. Voici quelques extraits de ce discours. D’abord le livre noir du christianisme clérical. Une véritable anthologie des crimes de l’Eglise est présentée, et imputée à l’esprit clérical :
« C’est lui qui a trouvé pour la vérité ces deux étais merveilleux, 1’ignorance et l’erreur. C’est lui qui fait défense à la science et au génie d’aller au-delà du missel et qui veut cloîtrer la pensée dans le dogme. Tous les pas qu’a faits l’intelligence de l’Europe, elle les a faits malgré lui. Son histoire est écrite dans l’histoire du progrès humain, mais elle est écrite au verso. »
Et, parlant de la condamnation des hommes de science, Hugo s’exclame :
« C’est lui [le parti clérical] qui a persécuté Harvey pour avoir prouvé que le sang circulait. De par Josué, il a enfermé Galilée ; de par saint Paul, il a emprisonné Christophe Colomb. Découvrir la loi du ciel, c’était une impiété ; trouver un monde, c’était une hérésie. C’est lui qui a anathématisé Pascal au nom de la religion, Montaigne au nom de la morale, Molière au nom de la morale et de la religion. […] Voilà longtemps déjà que la conscience humaine se révolte contre vous et vous demande : Qu’est-ce que vous me voulez ? Voilà longtemps déjà que vous essayez de mettre un bâillon à l’esprit humain.
[…] Si le cerveau de l’humanité était là devant vos yeux, à votre discrétion, ouvert comme la page d’un livre, vous y feriez des ratures ! »
La conclusion est claire. Et d’une étonnante actualité un siècle et demi après. D’une part, la liberté de l’enseignement est réaffirmée, mais l’Etat laïque se doit d’exercer son contrôle, pour s’assurer que les lois sont bien respectées. D’autre part, toute personne ayant des intérêts particuliers à défendre doit rester en dehors de l’organisation et de la mise en œuvre de l’enseignement. On ne peut être à la fois juge et partie, et la diffusion du savoir exige l’impartialité. Ce qui vaut pour l’école laïque vaut aussi pour l’Etat. La neutralité y est de rigueur et à cet égard il n’est pas de meilleure garantie que la séparation de l’Etat et de l’Eglise. D’où la fameuse formule finale, vision prémonitoire de ce que sera la loi de séparation du 9 décembre 1905 : « Je veux, je le répète, ce que voulaient nos pères, l’Eglise chez elle, et l’Etat chez lui. » Le « chacun chez soi » énoncé réassigne l’universel à l’universel et le particulier au particulier. Nulle offense envers l’Eglise, ainsi émancipée de la tutelle de l’Etat et maîtresse chez elle, ce qui rend possible une réaffirmation enfin désintéressée de la foi religieuse. Nombre de chrétiens applaudiront cette distinction, qui purifie la religion de toute quête de privilèges publics. Parlant de l’enseignement religieux, il affirme : « Je le veux ayant pour but le ciel et non la terre. »
Hugo ne met pas en cause les religions en tant que telles, mais s’en prend à la part d’obscurantisme qui peut être la leur lorsqu’elles mêlent la foi et la connaissance, et s’attachent ainsi à confondre des registres qu’il faut distinguer. Il formulera le sens de cette critique dans Le Droit et la Loi.
La critique hugolienne n’épargne pas non plus les autres figures de l’intolérance religieuse. Si le protestantisme fut à l’origine victime de celle-ci, il se fit lui-même vecteur d’intolérance dès qu’il put disposer d’un pouvoir politique aux ordres, ou qu’il exerça celui-ci lui-même ; comme Calvin à Genève, meurtrier de Michel Servet. Hugo s’en prend à un certain protestantisme, vecteur d’obscurantisme sous prétexte d’application littérale du texte biblique. Dans l’Angleterre victorienne, cette forme de sectarisme religieux conjugue le conformisme social le plus fermé et l’hypocrisie réfugiée dans le psittacisme religieux. « La Bible a parlé, tout est dit. » La sécularisation protestante investit le droit commun, comme le montre la pénalisation du blasphème, et répand un moralisme qui devient bien vite la bonne conscience des hommes d’affaires occupés à s’enrichir. C’est ce que Max Weber caractérise dans son livre majeur intitulé L’Ethique protestante et l’Esprit du capitalisme (1904-1905). Marx remarquera également cette conjonction chez nombre de capitalistes anglais, qui toute la semaine exposent la santé de leurs ouvriers à des conditions de travail épuisantes et dangereuses, et le dimanche donnent leur obole pour les pauvres à la sortie du temple ou de l’Eglise. La domination cléricale émigre dans la société civile, à ceci près que le clerc est cette fois-ci intériorisé par les fidèles eux-mêmes. Le livre biblique, idolâtré, devient « texte indiscutable ». Sola Scripta. « Seule compte l’Ecriture. » Sola fide. « Seule compte la foi »… dans l’Ecriture.
« La Bible en Angleterre, c’est l’oracle à Delphes. Le progrès se présente, on consulte la Bible. Dans la Chambre des lords, un pair se lève et dit : “Je suis pour le bill du divorce, mais si la Bible est contre, je voterai contre.” Qui protège la royauté ? La Bible. Rends à César ce qu’on doit à César. Qui protège la peine de mort ? La Bible. Œil pour œil. Dent pour dent. Qui consacre la misère ? La Bible. Il y aura toujours des pauvres parmi vous. Qui autorise l’esclavage ? La Bible. Si tu frappes ton esclave, on ne te fera rien, car c’est ton argent. La Bible a parlé, tout est dit. C’est le texte indiscutable. Une syllabe est un verdict, un mot est une loi. […] La Bible est, pour l’art, splendeur, pour la science, ténèbres. […] Qu’est-ce que la Bible ? C’est l’incertain. Toute la Bible est à mettre en question, dans son texte, dans ses dates, dans ses auteurs, dans Moïse, dans Job, dans Esdras, dans la Septante. »
Victor Hugo, La Bible et l’Angleterre.
Dictionnaire amoureux de la Laïcité