Identité collective
Les notions problématiques d’« identité collective » et de « culture » entendue comme civilisation particulière sont aujourd’hui l’objet de débats qui resserrent en eux des controverses cruciales sur la conception du rapport entre la sphère privée et la sphère publique. Et sur celle de la laïcité, jugée dangereuse dès lors qu’elle assigne la religion au statut d’une option privée individuelle ou collective. D’où vient en réalité le problème ?
Dans le sillage de la colonisation et de sa critique, comme de la mauvaise conscience qu’elle a entraînée, le souci de reconnaître la légitime aspiration de chaque peuple à choisir son organisation politique et à préserver son héritage culturel a conduit à consacrer les différentes cultures collectives comme autant de réalités incontestables. Mais cette consécration est ambiguë, car, sous couvert de tradition et de culture, on risque d’entériner tous les usages établis et de les soustraire ainsi à l’approche critique, alors qu’ils peuvent recouvrir parfois des pratiques oppressives. Le « droit à la différence », construit contre l’ethnocentrisme colonialiste, pare de vertus positives une communauté humaine particulière, naguère opprimée au nom d’une civilisation supposée « supérieure », alors qu’un tel jugement ne peut avoir de sens indépendamment de critères de comparaison eux-mêmes relatifs.
Simultanément, le souci de valoriser le groupe comme tel peut conduire à dénier toute autonomie aux individus qui le constituent, en les invitant fermement à s’identifier à ce groupe, sans distance aucune. C’est alors le statut de sujet de droit de l’individu qui est nié, et cela au nom de l’abstraction supposée illégitime qu’il constituerait. De la conscience victimaire à l’affirmation de soi par retour aux traditions valorisées par quête d’identité, il n’y a qu’un pas, trop vite franchi peut-être. Se pose-t-on en s’opposant ? Sartre ne le pensait qu’au sujet de l’adolescent qui veut s’affirmer en s’affranchissant de toute tutelle de référence et rejette systématiquement tout ce qui semble relever de ce genre de tutelle. Mais, comme Nietzsche, il tenait pour réactive, donc dépendante à son insu de cela même qu’elle veut rejeter, la posture d’opposition systématique.
En réalité, c’est toute l’ambiguïté des notions de culture et d’identité collective que l’on retrouve ici. Supposer que l’alternative se joue entre le rejet global d’une « culture » et le retour non moins global à une autre culture, c’est se mouvoir dans une conception fixiste et acritique, holiste, qui congédie l’acception de la culture en tant que processus dynamique d’élévation et de dépassement, mettant en jeu la liberté humaine comme faculté de redéfinir périodiquement ses conditions d’existence. C’est oublier que tout héritage est susceptible d’inventaire, et que le legs d’une tradition antérieure n’a pas à être soustrait à l’examen critique : si le patrimoine culturel tel qu’il s’inscrit dans les œuvres d’art et les productions intellectuelles, mais aussi dans les paysages façonnés par la main de l’homme, doit être préservé et respecté, il n’en est pas de même de toutes les pratiques et de tous les usages, ni des normes sédimentées qu’elles attestent.
La domination de la femme par l’homme, les sanctions pénales par mutilations corporelles, les contraintes religieuses les plus communes ne sont pas légitimes du seul fait qu’on veut les inscrire dans la « culture » et condamner ainsi par avance toute contestation dont elles pourraient faire l’objet si la crainte de « trahir une culture » ne constituait d’emblée une dissuasion.
Le thème de l’individu comme sujet de droit est ainsi contesté au nom d’une conception solidariste de la culture, telle qu’on croit devoir l’opposer à la vision individualiste des sociétés occidentales. Tout se passe comme si la liberté de s’affirmer était transférée de l’individu au groupe auquel il est censé « appartenir », selon un mécanisme de vases communicants qu’on ne considère pas suffisamment lorsqu’on réclame, non sans ambiguïté, la reconnaissance de « droits culturels ».
Traditions culturelles ou religieuses sont trop souvent invoquées pour renforcer l’injonction identitaire. Et il est usuel de faire passer pour traître quiconque refuse de se soumettre à son identité collective supposée. En présence d’une telle dérive, l’insistance sur l’irréductibilité de l’individu comme tel prend toute sa valeur, même si elle doit s’assortir de la conscience et du rappel du fait que la qualité de l’environnement social est essentielle pour donner à l’individu les moyens d’assumer sa liberté et de déployer son individualité. Il n’y a pas alors à choisir entre l’affirmation de l’individu et celle du groupe social dont il partage la vie, mais à penser sans les confondre les différents registres qu’il s’agit de concilier, et leurs exigences respectives.
L’identité est personnelle, même si elle assume des facteurs identitaires collectifs, qu’il lui appartient de combiner dans une construction de soi ouverte, aussi libre que possible. Nulle identité, individuelle ou collective par analogie contestable, n’est donc close et définie comme une essence intangible. Toute identité est construction, car le propre de l’être humain est de s’autoproduire. L’enfermement dans une identité unique, verrouillée par la pression d’un groupe figé dans ses traditions, est donc une aliénation qui efface l’évolution créatrice. On peut dire que l’identité est histoire, narration de soi par la conscience qui en est prise. L’« identité narrative », selon l’expression de Paul Ricœur, conjugue les appartenances et les sédimente, voire les fait interagir dans une figure singulière, originale.
Dans son livre intitulé Les Identités meurtrières (Paris, Grasset, 1998), Amin Maalouf prend l’exemple d’un homme né en Allemagne de parents turcs et soumis ainsi à deux conditionnements différents. Le voilà écartelé si on conçoit l’identité de façon statique et univoque. « Aux yeux de sa société d’adoption, il n’est pas allemand ; aux yeux de sa société d’origine, il n’est plus vraiment turc. » Les identités collectives, en ce sens, peuvent être des identités meurtrières si par fidélité contrainte à une appartenance religieuse, à une origine mythifiée, à une nation d’autant plus chérie qu’elle est loin, elles s’enlisent dans la négation du mouvement de la vie. Ce mouvement, pour l’être humain, est liberté ontologique, c’est-à-dire liberté de se faire soi-même, de choisir son être.
Dictionnaire amoureux de la Laïcité