Laïcité, un dogme ?
Laïcité, un dogme ?
Dans son ouvrage « Vivre la gauche » de 1977, Robert Escarpit signale que pendant l’agonie de la IV° République (1958), on entendait dire que la laïcité « c’était dépassé » . Cette réflexion, typiquement de droite, a été resservie jusqu’à il y a peu . Ces temps-ci, lui est préféré l’adjonction d’un adjectif : la laïcité pourrait être positive, inclusive, ouverte, concordataire… . L’imagination pour dénaturer et vider de son sens un concept n’a pas de limite . L’utilisation systématique voire outrancière des figures de style et de la rhétorique permet de semer la confusion et de manipuler l’auditoire . Ainsi le mot laïciste n’est-il pas réapparu pour rimer avec intégriste ? Nous avons pu rencontrer sous la plume de journalistes , de polémistes ou de politiques l’affirmation selon laquelle la laïcité (ou d’ailleurs les droits de l’homme) serait un dogme . Des groupes soumis à des idéologies partisanes s’appuyant sur des convictions ou des croyances non démontrables, sans exercer ni la raison, ni l’esprit critique utilisent aussi les glissements sémantiques , la juxtaposition de termes souvent incompatibles pour obtenir l’adhésion de personnes peu entraînées à démonter les artifices du discours .
C’est ainsi qu’il m’est apparu la nécessité de rechercher l’Histoire du concept de laïcité pour tenter de définir celle-ci . Voyons l’origine du mot .
Laicus est un mot latin qui signifie « ordinaire, qui est du peuple ». Au XI°siècle il donne le mot « lai » voulant dire aussi illettré , ce qui en dit long sur la considération portée par les clercs sur le peuple . En 1740, l’Académie utilise le mot laïc en opposition à clerc (qui désigne des personnes du pouvoir ecclésiastique ou faisant partie du clergé). Clerc vient de kleros qui signifie en grec tirage au sort, celui qui appartient au bon lot, aux élus et qui désigne donc celui qui fait partie de l’élite . Les laïcs sont les gens du peuple , les non-initiés qui doivent être guidés car ignorants . Pourtant, l’importance des laïcs ( donc des fidèles) est soulignée dans « la transmission de la parole de dieu » par la hiérarchie catholique y compris par le Pape François . Aujourd’hui, on utilisera « laïc »( avec un c) pour désigner les croyants n’appartenant pas au clergé et « laïque » (q,u,e) pour désigner ceux (croyants ou non ) qui respectent et défendent la laïcité .
S’il est bon d’aller vers l’origine, l’étymologie ou les divers emploi d’un mot, cela ne permet pas pourtant d’atteindre sa définition non plus que le concept visé . C’est donc l’émergence du concept et son développement au cours du temps qui va être exploré .
Certains auteurs vont trouver chez les philosophes grecs ou romains tels Epicure (-340 ) et Marc-Aurèle ( vers 140) comme les prémices de la laïcité . Pour le premier, le droit est basé sur l’intérêt mutuel et la réciprocité, sans référence à une autorité transcendantale tandis que pour le second, l’Empire étant menacé par le fanatisme des chrétiens , il faut supprimer leur ingérence en les persécutant . Vers 70 ap. J.C. , l’évangile selon St Marc professe qu’il faut « rendre à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » .
Dans l’Antiquité, le roi était le chef religieux . Le clergé catholique refuse l’idée de « religion d’état » qui l’ aurait soumis au pouvoir temporel. Peu avant 420, le moine breton Pélage professe le libre arbitre de l’homme et sera déclaré hérétique par l’Eglise . A la fin du V°s. , alors que le pape Gélase I° affirme que le pouvoir des rois est dissocié de celui des évêques et que le spirituel prime sur le temporel, Clovis ,en 498, est baptisé par l’évêque de Reims et assoit ainsi son autorité sur les gallo-romains . Par la suite, les rois Mérovingiens s’appuieront sur l’Eglise Catholique pour renforcer leur pouvoir.
Au Moyen-Age, les rois deviennent les représentants de Dieu sur Terre. Pépin Le Bref , en 751 obtient d’être sacré roi par le Pape comme le seront tous ses successeurs . Il crée ainsi la dynastie des Carolingiens et la monarchie de droit divin . La France devient la fille ainée de L’Eglise . Pourtant la Royauté va supporter de moins en moins cette tutelle . Le pouvoir pontifical a longtemps dicté sa loi à ces souverains jusqu’au moment où Philippe Le Bel voulut instaurer un impôt au clergé et affirmer son pouvoir temporel . Le pape Boniface VIII, en 1302, refusant cette décision, est emprisonné et meurt peu de temps après . La royauté défend dès lors la doctrine du gallicanisme en vue d’accroître son pouvoir . Le Pape, Clement V, en 1309, se plia à toutes les décisions royales et dut quitter Rome pour Avignon où résideront les papes jusqu’en 1378 .
Pendant la Renaissance le pouvoir royal continue de se renforcer . Le concordat de Bologne en 1516 , signé entre François I° et Leon X , règlemente les relations entre la monarchie et la papauté , il renforce le gallicanisme , stipule que le roi collationne les bénéfices (biens temporels finançant un office) et lui donne pouvoir sur les fidèles de France . Dans le même temps, des esprits aiguisés contestent les excès du clergé et revendiquent des possibilités d’interprétations autres . Montaigne (1533-1592) peut être considéré comme un précurseur de la laïcité: sa haine des persécutions et de tous les fanatismes le conduit à préconiser de placer la nation au dessus des religions et de considérer que la foi est une affaire privée . L’Edit de Nantes témoigne d’une tolérance envers les protestants et les juifs . En 1673 , Louis XIV renforce le gallicanisme ( relative indépendance de l’église de France avec nomination des évêques par le roi) et le rejet de l’ultramontanisme (au delà des montagnes, des Alpes) favorable à la prééminence du pape sur le pouvoir politique . Cette rupture est souvent considérée par les historiens comme à l’origine de l’idée de laïcité au niveau de l’Etat . En effet, par la suite et selon le bon vouloir du monarque, la tolérance religieuse est appliquée ou pas ( ainsi pour la révocation de l’édit de Nantes en 1685) . La sécularisation des esprits se fait jour et ira s’amplifiant avec une diminution des pratiques religieuses (cérémonies mortuaires et naissances en baisse, libertinage ) . Aux XVII° et XVIII°s , les philosophes des Lumières ( bougies allumées sur les fenêtres pour annoncer un événement) s’opposent à l’obscurantisme, à la superstition , à l’intolérance et mettent en cause les pouvoirs absolus de l’église catholique et de la royauté . Voltaire dénonce les procès truqués par l’église à propos des exécutions après tortures de Calas et du Chevalier de la Barre ( l’un protestant, accusé à tort du meurtre de son fils , l’autre, anticlérical ayant chanté des chansons paillardes et ne s’étant pas découvert au passage d’une procession) . Montesquieu s’oppose à l’oppression catholique, Rousseau défend l’idée de tolérance religieuse, Condorcet synthétise ce foisonnement d’idées nouvelles en saluant le progrès qui se manifeste . On se rappellera tout ce qui est dû aux apports et réflexions approfondies de Diderot, de d’Alembert , des salons avec Emilie du Chatelet, Mme Necker, Olympe de Gouges (qui rédigera une déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, jamais votée par la convention), Mme du Deffand, des loges maçonniques, des compagnonnages ,…. C’est l’humanisme qui préside aux valeurs de liberté, de respect (véritable contraire de l’intolérance), d’égalité , de justice sociale, de diffusion de la connaissance , de contrat social . La raison, l’expérience, la science mènent au savoir à partager et à diffuser .
En 1789, c’est la Révolution, dont un des mots d’ordre est « abolition des privilèges !» . Avec elle, arrive la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dont l’article 10 affirme que « nul ne doit être inquiété pour ses opinions même religieuses pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre établi par la loi » . Protestants et Juifs bénéficient de la liberté d’exercice de leur culte . Les Juifs en resteront reconnaissant à la République et continueront d’appliquer le principe de « la loi du royaume est la loi » . La constitution civile du clergé est adoptée en 1790, le concordat annulé, les biens du clergé nationalisés . Pie VI condamne ces décisions . C’est l’insurrection dans l’Ouest où la répression sera terrible . Après 1792, la tenue de l’état-civil est remise aux maires, le divorce autorisé . Condorcet présente à la Convention un plan d’organisation de l’instruction publique d’inspiration laïque qui ne pourra pas être voté pour des raisons de priorité : en effet, « la patrie est en danger ». Cependant, des écoles non religieuses vont s’ouvrir dans de nombreuses communes .
Napoléon qui restaure le Concordat maintient cependant la liberté de conscience et des cultes . Sous la Restauration, le catholicisme redevient religion d’Etat, les missionnaires sont encouragés et l’essentiel de l’enseignement est confié au clergé , le divorce est aboli, l »ultramontanisme redevient la règle . Cependant la loi Guizot de1833 rétablit la responsabilité des maires quant à l’enseignement primaire, l’entretien des écoles et de ses maîtres .Malgré l’intervention de Victor Hugo qui « veut l’Eglise chez elle et l’Etat chez lui », la loi Falloux (en 1850) favorise l’ouverture d’écoles religieuses et soumet l’école primaire à l’autorité du curé et du maire . Napoléon III est à l’écoute des catholiques et s’oppose à l’annexion par l’Italie des Etats Pontificaux . La Commune, avec Edouard Vaillant, prévoit de nombreuses mesures laïques qui ne pourront pas être appliquées ( 2 mois d’existence seulement pour ce Régime) mais qui inspireront en partie les législateurs de la III° République . Alors que les pouvoirs successifs du XIX ° siècle ont redonné des gages aux cléricaux, les héritiers des révolutions (1789, 1830, 1848 ) militent dans des organisations révolutionnaires, républicaines, syndicales, rationalistes, anarchistes, de libre pensée, d’athées ou de promotion de la laïcité ( telle la ligue de l’enseignement de Jean Macé) . Après 1870, les républicains reprennent l’initiative, non sans devoir batailler, et peuvent faire adopter des lois qui permettent à la laïcité de s’établir : celles de Paul Bert en 1879 créant les Ecoles normales (deux par département), celles de Jules Ferry 1880, 1881, 1882, pour créer un enseignement primaire, gratuit, obligatoire, laïque assorti de la garantie de liberté de conscience . Les signes religieux sont bannis des bâtiments . Les lois de 1884 mettent en place les libertés de la presse, de réunion, d’organisation syndicale . En 1886 le personnel enseignant est laïcisé, la neutralité confessionnelle adoptée mais les propositions d’une école rationaliste prônées par Paul Bert et Ferdinand Buisson sont rejetées . Waldeck-Rousseau fait voter en 1901 la loi garantissant le droit d’association . Emile Combes, jugé trop extrémiste, ne sera pas à la manœuvre pour la loi de 1905 de séparation des Eglises et de l’Etat : la liberté de conscience est assurée, la liberté de culte est réaffirmée , aucune subvention ne peut être accordée à aucun culte .
A l’entrée de la guerre en 1914, c’est « l’union sacrée » qui autorise le retour des congrégations catholiques, mais le gouvernement refuse les prières publiques . En 1920, est instituée une fête nationale , le deuxième dimanche de mai, en souvenir de Jeanne d’Arc et en 1921, les relations diplomatiques avec le Vatican sont rétablies . Les « petits accommodements » avec la laïcité sont déjà là .
En 1939, Mandel, ministre des colonies du gouvernement Daladier, prend un décret , toujours en vigueur en Polynésie, autorisant le financement des cultes et l’exonération d’impôts en leur faveur . Sous le régime de Vichy, en 1942, une loi, jamais abrogée permet de subventionner les lieux de culte . Déjà, en 1940, Pétain voulait casser l’école de la République pour mettre en place une idéologie réactionnaire avec conditionnement des esprits . Les lois anti-juives qui sont une horreur contredisent totalement les lois laïques . D’autres dispositions, telle la possibilité d’enseigner le catéchisme à l’école ou celle de l’entrée du curé dans celle-ci , feront reculer la laïcité .
En 1945, la laïcité est inscrite dans la constitution de même qu’en 1958 . La loi constitutionnelle de 1995 inscrivant la laïcité en article premier, toutes les institutions de la république en dépendent , y compris pour l’Alsace-Moselle et la Polynésie . « La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale . Elle assure l’égalité devant la loi de tous les citoyens sans distinction d’origine, de race ou de religion . Elle respecte toutes les croyances . » . Pas plus qu’avant la guerre 39-45, les cléricaux n’ont baissé les bras et les occasions sont nombreuses de remises en question des lois laïques : Autorisation faite aux collectivités locales de financer les associations familiales religieuses ( décret du 22 mai 1948), loi Marie/Barangé de 1951 attribuant des bourses aux élèves du secondaire privé , loi Debré du 31 décembre 1959 adoptée malgré une pétition de près de 11 millions de signatures s’ opposant au financement de l’école privée par des fonds publics et à la dispense d’obligation de neutralité pour celle-ci , loi Pompidou du 27 avril 1971 stipulant que les frais de fonctionnement du privé doivent être inscrits d’office dans les budgets communaux, loi Guermeur du 25 novembre 1977 accordant des subventions aux constructions scolaires confessionnelles et des avantages sociaux pour leurs personnels identiques à ceux des fonctionnaires . A l’inverse la loi Savary de 84 qui voulait refonder l’édifice Education Nationale est rejetée du fait d’une manifestation de 1 million de personnes s’y opposant . Il y a aussi les lois Lang-Couplet (1992-93) instaurant la parité pour les personnels public- privé avec en prime la dérogation accordée aux adventistes pour absence en cours le samedi matin et l’intégration des écoles diwan dans le service public . La manifestation de plus d’un million de laïques le 16 janvier 1994 qui s’oppose au projet de la loi Bayrou visant à supprimer toute contrainte au financement des écoles privées obtient une victoire à la Pyrrhus .En 2005, la loi Censi donne aux enseignants du privé un statut égal à ceux du public ( retraite et sécurité sociale) tandis que la loi Carle de 2009 assure la parité du financement public/ privé du scolaire .
Aujourd’hui, les extrémistes musulmans ont beau jeu de faire référence à ces types de lois pour exiger les mêmes avantages . Des communautarismes se sont installés au nom revendiqué de la tolérance et peuvent multiplier les tentatives de remise en cause de la laïcité : demandes de rupture du jeûne, d’autorisation d’absence pour causes religieuses, de port du voile, de dérogation à l’égalité femme-homme, de refus de soins non autorisés par la religion, de récusation de personnel médical masculin, ….
Cette approche historique, bien qu’incomplète, montre bien que le concept de laïcité s’est construit au fil du temps . Ce sont des esprits éclairés par la raison et l’esprit critique qui, venant de tous horizons philosophiques, littéraires, scientifiques, artistiques, culturels, politiques, associatifs, athées et même religieux (parfois catholiques, plus souvent juifs ou protestants, agnostiques ou déistes) contestent la suprématie de l’autorité religieuse, son intolérance, son intransigeance, son dogmatisme, son despotisme et ses constantes persécutions et son besoin de tout régenter. Les arguments en faveur de la laïcité sont développés, repris peu à peu par les uns et les autres et se renforcent mutuellement . Ils utilisent les réponses des prélats pour affiner les démonstrations . C’est ainsi que, peu à peu, de nombreux laïcs (le peuple) adoptent ces positions . Il aura fallu quelques trois siècles pour que soient admis par une majorité le bien-fondé du respect mutuel, de la liberté de conscience, de pensée et d’expression, de la neutralité et de l’égalité des droits . Cela n’a donc pas grand-chose à voir avec le dogme qui est une vérité révélée, immuable, qui rejette le doute et toute critique. Le concept de laïcité est susceptible d’évolution puisqu’il est le résultat d’âpres tractations entre les différents courants politiques qui animent les gouvernements successifs depuis la III° République . Il est à l’origine de très nombreuses associations allant des Eclaireurs de France ( historiquement, 1° mouvement de scoutisme) aux mouvements péri et para scolaires ( cemea, centres aérés, AJ, …) . Des organisations s’attachent à sa défense :libres penseurs, ligue de l’enseignement, ligue des droits de l’homme, franc-maçonnerie, certains partis politiques et certains syndicats (en particulier L’Ecole Emancipée) . Sa genèse ne relève pas seulement de l’évolution des idées évoquée plus haut ou du gallicanisme imposé par la royauté absolue mais aussi du désintérêt grandissant dans la population pour les bonnes pratiques chrétiennes . Ce relâchement voire abandon des recommandations prodiguées par les directeurs de conscience est spécifique à la France et permet l’acceptation de la sécularisation et de l’idée laïque . A la veille de la Révolution,
les opinions sont diffusées par la presse, le foisonnement des idées est source d’échanges et conforte tout un chacun dans un sentiment de liberté, inconnu jusque là, ouvrant la voie aux idées de liberté de conscience et de pensée libre . La déchristianisation était en route … mais l’obscurantisme veille et profite de toutes les faiblesses pour rétablir des privilèges, s’attaquer aux libertés, à la laïcité . Deux exemples récents : l’attaque publique du Pape contre l’école laïque qui, selon lui fait la promotion de la prétendue théorie du genre . François, lui, adhère sans vérification aux théories complotistes et impose ses vues aux fidèles du fait du dogme de l’infaillibilité pontificale . De son côté, le cardinal Vingt-Trois vient de déclarer que nous devons nous poser « la question de la place reconnue des religions dans la société . » .
La laïcité s’inscrit dans un processus d’ amélioration des composantes du vivre ensemble . Sa défense est un combat continuel pour permettre d’assurer et améliorer les relations entre citoyens et l’Etat , entre citoyens d’origines et croyances diverses . Notre projet annoncé de définition est donc impossible à réaliser . Notre devoir est de participer à son évolution et de la défendre sans discontinuer contre toutes les attaques qu’elle continue à subir de la part des cléricaux ou des fanatiques de toutes appartenances religieuses, philosophiques ou politiques .
C’est ce que nous faisons ici et maintenant .
M.H. , Collectif Ia Ora Na