Tolérance
L’idée de tolérance est relativement nouvelle et l’idée positive de tolérance, encore plus. Dans l’Antiquité, ni le mot ni l’idée n’existent, il est vrai que l’intolérance religieuse n’existe pas non plus et que l’arrivée de dieux nouveaux suscite au pire de l’indifférence. Il faut attendre la Réforme, le triomphe du luthéranisme, et les guerres de religion pour voir apparaître l’idée de tolérance. Elle ne prend sens et ne devient nécessaire que pour dire une réalité nouvelle : la cohabitation conflictuelle et violente de deux courants, de deux religions, au sein de la chrétienté. L’idée n’est ni spontanée ni glorieuse, puisqu’elle résulte d’un processus long et douloureux, parsemé de massacres, à la suite desquels on s’est finalement résolu à coexister, faute de pouvoir convertir ou exterminer l’autre.
Un mal supporté ou une vertu ?
La tolérance est bien à l’origine une idée assez négative, nullement valorisée. Loin d’être une vertu, elle est la marque d’une situation regrettable ou blâmable, mais dont il faut, par la force des choses, s’accommoder. Il est des maux, des contrariétés, causés par les hommes ou non, dont il faut s’accommoder, à commencer par la froidure de l’hiver, la faim, la soif ou un traitement médical « lourd ». C’est ainsi que l’idée est formulée dans le texte de l’Édit de Nantes. C’est ainsi qu’on la trouve dans le dictionnaire (1785) de Pierre Restaud, une « condescendance qui fait supporter ce qu’on blâme ». Et c’est presque dans les mêmes termes que Le Littré de 1882 la définit : « Condescendance, indulgence pour un péché… qu’on ne peut pas ou ne veut pas empêcher. » Dans la tradition catholique, la tolérance est la permission négative d’un mal ; en cela, elle suppose une forme de dédain, d’indifférence pour ce qui est toléré.
Ces définitions témoignent, à la fois, que c’est souvent faute de pouvoir faire autrement qu’on tolère, mais aussi de la hauteur, de la supériorité que revendique celui qui tolère. Mépris, ou au mieux, indifférence, caractérisent le rapport à l’autre dans la tolérance.
La dimension péjorative de la tolérance, sans toutefois disparaître totalement, a fait place à une appréciation progressive de la notion. À l’évidence l’idée de tolérance va se transformer dans un sens positif grâce à des réflexions qui vont aussi conduire à forger l’idée de laïcité. Parmi celles-ci les œuvres de Sébastien Castellion (1515-1563), de Spinoza (1632-1677), de John Locke (1632-1704), de Pierre Bayle (1647-1706), jouent un rôle essentiel (Montaigne, Hume, Voltaire et Condorcet sont aussi des figures de cette généalogie de la laïcité et de l’idée positive de tolérance). Elles affirment le refus de la violence et du cléricalisme (précisons que l’anticléricalisme n’est pas le refus de la religion, mais l’opposition à la domination par une religion de la vie publique), la nécessaire séparation entre les pouvoirs temporels et spirituels et surtout la liberté de conscience.
Grâce à ces auteurs, et notamment à Pierre Bayle, se développe l’idée que tolérer, ce n’est plus seulement souffrir ou endurer (sens du latin « tolerare ») d’autres manières d’agir et de penser que les nôtres, mais accepter diversité et altérité des façons de vivre, prier ou pas et de penser. Tolérer, ce n’est plus accorder une grâce, fragile et toujours révocable, mais reconnaître le droit à la liberté des opinions. Avec l’affirmation de la liberté de conscience, se trouve posé un principe d’action et de jugement non plus transcendant, mais immanent, qui réside en tout homme et qui lui permet de s’orienter vers le bien et la vérité.
La tolérance peut alors être regardée comme une vertu. Elle devient l’effort sur soi-même pour surmonter notre hostilité aux croyances et aux actions qui nous sont étrangères ou qui même heurtent nos croyances et nos façons d’agir.
Le refus du fanatisme et de l’intolérance
Ce qui donne sa valeur à la tolérance, c’est qu’elle est le plus souvent explicitement, refus du fanatisme et de l’intolérance. C’est là le premier pas vers une exigence rationnelle d’acceptation (accepter n’étant pas nécessairement comprendre ou respecter…) des convictions lorsqu’elles ne se substituent pas au savoir. Il y a un devoir de savoir plutôt que de croire, lorsque c’est possible. Mais tout ne relève pas du savoir rationnel qui a ses limites et dans le même temps, il y a un danger immense à confondre vérités démontrées et vérités révélées ou à subordonner les premières aux secondes.
Savoir que le champ de la vérité, comme de l’erreur, n’est pas infini, c’est admettre qu’il est des domaines où l’opinion et la croyance vont constituer des recours à l’ignorance et aux craintes qu’elle génère. La tolérance prend sa valeur en tant qu’élan qui retient la croyance de se parer des vertus de la vérité et du savoir ; elle reconnaît notre ignorance fondamentale face à certaines choses (existence ou non d’un Dieu, conditions du salut, modalités d’une vie bonne).
C’est parce que nous sommes faillibles et incertains en ces domaines des convictions et des croyances qu’il nous faut être tolérants. Cette tolérance pour les opinions des autres étant aussi garantie de tolérance des nôtres comme Voltaire l’a si bien compris : « Qu’est-ce que la tolérance ? C’est l’apanage de l’humanité. Nous sommes tous pétris de faiblesses et d’erreurs ; pardonnons-nous réciproquement nos sottises, c’est la première loi de la nature. »
Une idée qui reste souvent confuse et paradoxale
Mais l’apparition avec les Lumières d’une idée positive de la tolérance ne fait pas disparaître toutes les ambiguïtés de son sens premier. Il est pour le moins hasardeux de distinguer entre la tolérance qui résulte de la compréhension de notre Humaine condition et ce qui relève du mépris et de l’indifférence aux autres. Bien des tolérances sont des facilités, les marques d’un mépris sans fond, ou d’une simple tactique d’attente.
On peut tolérer pour une multitude de mauvaises raisons qui n’ont rien de vertueuses. Le relativisme, l’indifférence, le mépris, la lâcheté à s’affirmer soi-même peuvent sans peine se donner bonne figure derrière le masque de la tolérance. Sans doute n’est-ce pas là, la faiblesse principale de la tolérance. Il n’y a là qu’hypocrisie et nous savons depuis La Rochefoucauld que c’est « le suprême hommage du vice à la vertu ». Non, la tolérance présente une faiblesse plus grande qui tient à son relativisme absolu, à son incapacité à se fixer des limites. Pour être conforme à sa définition, la tolérance doit être absolue. Léo Strauss a bien montré que cette tolérance hyperbolique ne pouvait en quelque sorte que s’autodétruire et se contredire. « Seule une tolérance absolue est conforme à la raison » (Léo Strauss).
Tout ne relève pas de la tolérance, tout n’est pas tolérable. Ce qui fait la faiblesse de l’idée de tolérance c’est sa dimension paradoxale. Qui ne voit que tolérer la vérité n’a pas de sens, et que tolérer l’erreur est insensé ? Qu’est-ce qu’une tolérance qui accepte, le mensonge, la manipulation et surtout le fanatisme ? Que serait une tolérance qui regarderait à égalité l’effort de compréhension du monde, la recherche scientifique ou philosophique et la revendication d’une ignorance crasse et fière d’elle-même ? Qui irait qualifier de vertu la tolérance à l’injustice, au mensonge, à la violence physique ou psychologique ? Il n’y a pas de vertu à tolérer l’intolérable. Il est des tolérances qui sont des collaborations, et même des complicités (l’acceptation des croyances et des traditions des autres peut-elle nous conduire à regarder comme acceptable l’excision, la lapidation, le racisme, la xénophobie… ?). La tolérance ne vaut qu’en fonction de ce qu’elle tolère, c’est d’ailleurs là que se trouve l’essentiel du problème qu’elle pose. Il est impossible de tout tolérer, tant il est évident que les assassins, les menteurs, les bourreaux n’ont pas à être tolérés, ce qui serait un signe d’intolérance pour leurs victimes.
Le problème est donc de définir ce qui doit être toléré, dans quelles conditions et dans quelles limites. La contradiction est au cœur de la notion, car il ne peut y avoir de tolérance pour les ennemis de la tolérance !
Tolérance et laïcité
Comment sortir des contradictions internes à la tolérance ? Comment définir ce qui mérite d’être toléré et ce qui ne doit pas l’être ? La laïcité propose une solution aux difficultés posées par la tolérance. Elle est le dispositif institutionnel le plus abouti de défense de la liberté de conscience. Elle permet de réaliser le plus largement possible l’idéal de tolérance dans une société et ne pose de limites, en certaines circonstances, à la liberté de manifester ses convictions et opinions que pour protéger la liberté de conscience. Elle permet surtout de surmonter les paradoxes et les contradictions inhérentes à la tolérance. Là où la tolérance introduisait une permission, révocable à tout moment, la laïcité instaure un droit égal pour tous. Il n’y a plus d’un côté de généreux, et apparemment vertueux, tolérants et de l’autre des tolérés, car la laïcité méconnaît les majorités et les minorités, les anciens et les nouveaux, les dominants et les dominés. Tolérants et tolérés sont confondus et renvoyés aux mêmes exigences devant la loi qui s’impose également aux uns et aux autres. Il n’y a pas de supériorité condescendante en mesure de tolérer une croyance minoritaire.
La société civile laïque crée un espace de libertés, où personne n’est tenu d’avoir une croyance, où nul n’est interdit de croire ou même de changer de croyance. Toutes les options spirituelles, toutes les croyances sont invitées à vivre ensemble au sein d’une société paisible. La laïcité c’est, bien évidemment, la liberté de conscience, mais aussi un certain rapport au savoir. Elle distingue ce qui est du domaine du savoir positif, démontrable et ce qui est du ressort de la conviction personnelle, de la tradition, de la croyance, elle se donne ainsi les moyens d’échapper à certaines des confusions que cultive la tolérance.
Un État laïque ne met pas sur le même plan l’astronomie et l’astrologie. La vérité s’impose et les contre-vérités sont dénoncées. Mais cela n’est possible qu’en imposant à la croyance de demeurer une affaire privée. La laïcité impose de distinguer la sphère privée et la sphère publique (ou si l’on préfère sphère du droit privé et sphère du droit public) ; distinction ancienne que proposait déjà Aristote entre polis et oikos. Cette distinction impose la neutralité des représentants de l’État et des agents de la puissance publique, mais aussi parfois et dans des limites les plus étroites possible, des réserves de la part des citoyens. Mais comprenons-nous encore que, pour préserver l’espace de liberté que crée la laïcité, il faut accepter de renoncer à certaines démonstrations de nos convictions qui n’ont pas place dans la sphère publique ? Il est clair que c’est pour cela qu’on reproche parfois à la laïcité d’être « intolérante », alors que c’est pour autoriser, créer des espaces de liberté, que la loi de l’État laïque doit poser des limites et des interdits.
Là encore, c’est la loi qui rend libre. On voudrait au nom de la tolérance interdire à la laïcité d’interdire. C’est là un mauvais procès qui la ferait tomber dans une contradiction identique à celle de la tolérance et lui interdisant d’interdire la rendrait incapable de rien permettre. Il y a une supériorité de notre laïcité publique, pour reprendre la formule de l’historien Émile Poulat, en termes de liberté et d’égalité sur la tolérance des États démocratiques, c’est en cela que la laïcité réalise la tolérance.
Est-ce à dire que la tolérance est à reléguer au rang des idées confuses ? Certes pas, car s’il y a une supériorité de la laïcité sur la tolérance pour régler la vie publique, la tolérance demeure une vertu individuelle. Nous jugeons de tout en fonction de nos convictions, de nos croyances, de nos certitudes et il n’y aurait aucun sens à nous demander dans notre vie personnelle la moindre neutralité, aussi nous faut-il faire cet effort que nous avons nommé tolérance pour accepter les croyances et les usages qui nous sont étrangers.
Car la laïcité n’est pas tout et la tolérance ne nous est pas donnée, automatiquement, avec elle. La laïcité nous conduit à vivre ensemble dans la paix malgré nos diversités et nos oppositions, mais elle ne nous contraint pas à vivre de façon tolérante les uns à l’égard des autres. La diversité, et surtout l’incompatibilité, des croyances, des pratiques, des façons d’être, doit inviter chacun de nous à des efforts de tolérance. S’il ne faut pas faire confiance à la tolérance pour régler la vie sociale et collective, elle demeure une vertu privée.
Un effort individuel et permanent que chacun doit faire vis-à-vis des autres pour vivre plus humainement, un peu plus fraternellement…
Daniel Morfouace, Dictionnaire de la Laïcité (2°édition)
John Locke, Lettre sur la tolérance, Paris, Nathan, 2010.
John Rogers, Yves-Charles Zarka, Franck Lessay (dir.), Les fondements philosophiques de la tolérance, Tome 3, 2002.